28/09/2012 laliberte.ch
Retour sur le procès de l'un des cerveaux de l'Holocauste

ADOLF EICHMANN • Il y a 50 ans, Adolf Eichmann était condamné à mort à Jérusalem. Affirmant durant son procès ne pas être un «monstre», il a été responsable de la logistique de la «Solution finale du problème juif», c’est-à-dire de l’extermination par les nazis de 6 millions de Juifs en Europe lors de la Seconde Guerre mondiale.

L’annonce du premier ministre Ben Gourion, le 23 mai 1960 devant la Knesset à Jérusalem, s’était répandue comme une traînée de poudre: «Un des principaux criminels de guerre nazis, Adolf Eichmann, qui fut responsable avec les leaders nazis de ce qu’ils appellent la «Solution finale du problème juif», c’est-à-dire de l’extermination de six millions de Juifs en Europe, a été découvert par les services de sécurité israéliens. Adolf Eichmann est en Israël et sera jugé conformément aux dispositions de la loi sur le châtiment des nazis et de leurs collaborateurs.»

L’euphorie s’empare aussitôt de la population. Jour après jour, raconte l’historienne Annette Wieviorka (1), la presse publie des articles sur le rôle d’Eichmann pendant la Seconde Guerre mondiale, des interviews de survivants, des lettres de lecteurs. Spécialiste de l’Holocauste, Hannah Yablonka note que chacun se souviendra sa vie durant des circonstances exactes dans lesquelles il a appris la nouvelle de l’arrestation du tristement célèbre nazi. Avec d’autres historiens, elle observe le renforcement du sentiment d’unité nationale: les Israéliens forment désormais une nation souveraine, maîtresse de son destin, capable de rendre justice aux victimes passées et futures.

Trahi par un flirt

L’arrestation d’Adolf Eichmann, considéré comme l’«administrateur du génocide», était en réalité un enlèvement, opéré par des agents du Mossad en Argentine. Comme le raconte le documentaire «La fin d’Adolf Eichmann», à voir dimanche sur RTS2, l’opération est intervenue après une longue traque, et doit beaucoup au hasard: le fils du criminel de guerre était tombé amoureux de la jeune fille d’un rescapé des camps de concentration. C’est elle qui a identifié l’ancien nazi à son domicile.

Malgré les vives protestations de l’Argentine, vexée par cette «violation de souveraineté», le procès a pu s’ouvrir le 11 avril 1961, en présence de plus de 700 journalistes du monde entier.

En quatre mois d’audiences, pas moins de 110 témoins ont été entendus. La confrontation était souvent douloureuse, face à ce «criminel de bureau» qui se retranchait systématiquement derrière son devoir d’obéissance et de respect de la discipline. «Je ne suis pas le monstre que l’on veut faire de moi, a-t-il déclaré au dernier jour du procès. J’étais soumis aux lois de la guerre.»

=> «Histoire Vivante» est une rubrique qui s'écoute du lundi au vendredi sur RTS-La Première, qui se lit le vendredi dans «La Liberté» et qui se regarde le dimanche sur RTS Deux. Cette collaboration tripartite, assez unique dans le monde des médias, se prolonge sur le site internet www.histoirevivante.ch, qui est doté de riches archives.

Aucun regret

Dans l’un de ses nombreux entretiens accordés en Argentine au journaliste et ancien officier SS néerlandais Willem Sassen, Adolf Eichmann s’était montré moins réservé: «Je n’ai pas le moindre regret. Je n’ai aucune envie de faire dans la contrition. (…) Je vous le dis en toute sincérité. Si 10,3 millions de Juifs avaient été tués, je serais satisfait et je pourrais dire: Bon, nous avons anéanti un ennemi! Notre devoir envers notre sang...»

Très critique, la philosophe Hannah Arendt, qui a couvert une partie des audiences pour le «New Yorker», a qualifié l’événement hypermédiatisé de «procès spectacle». Elle a publié en 1963 l’ouvrage controversé «Eichmann à Jérusalem», insistant sur «la banalité du mal».

Le premier ministre Ben Gourion a au contraire parlé de «Nuremberg du peuple juif». Un procès qui a permis une prise de conscience collective profonde de la Shoah, dans toute son horreur, son ampleur et sa systématique, alors qu’au grand procès de Nuremberg (1945-1946) la question de l’extermination des Juifs avait été diluée dans les débats. Cette prise de conscience a été le déclencheur de nombreuses études académiques sur l’Holocauste.

Silence brisé

Alors que les survivants des camps de la mort avaient souvent opté pour le silence après la guerre, estimant que «moins on parlait du génocide, mieux on se portait», le procès d’Adolf Eichmann a servi de catalyseur. Selon une thèse classique, cette catharsis à l’échelle nationale a délié les langues et ouvert une nouvelle ère en Israël. Un colloque universitaire, organisé l’an dernier à Jérusalem, 50 ans après l’ouverture du procès, a permis de mieux cerner ce changement de mentalité. Avec la multiplication des dépositions, le procès a permis d’entrer dans l’«ère du témoin»: la parole d’Etat a été supplantée par la parole des survivants. «Le procès reste un moment fondateur de l’histoire d’Israël, charnière entre l’histoire du peuple de l’Exil et la reconstruction de sa souveraineté», commente le juriste Claude Klein, qui tire un bilan intéressant de l’événement(2). Le «succès» fut aussi international: pour ce nouvel Etat âgé de 13 ans à peine, ce fut «une entrée dans le monde», «une affirmation d’existence autrement que par des exploits militaires». I

1) «Eichmann, de la traque au procès», Annette Wieviorka, Ed. A. Versaille, 2011.
2) «Le cas Eichmann vu de Jérusalem», Claude Klein, Editions Gallimard, 2012.

Repères
Adolf Eichmann, bureaucratede la «Solution finale»

> Adolf Eichmann est né en 1906 à Solingen, en Rhénanie. En 1914, sa famille s’installe à Linz, en Autriche. Adolf perd sa mère à l’âge de 10 ans.
> Formation en électricité, mécanique et bâtiment. Il pratique divers métiers puis devient représentant d’une firme implantant des pompes à essence en Haute-Autriche.
> Adhésion au parti nazi en 1932. De retour en Allemagne, il s’engage dans l’armée, puis dans la SS. En 1935, il entre au Service des Affaires juives. Apprend des rudiments de yiddish et d’hébreu. Se marie, aura 4 enfants.
> Après l’Anschluss en 1938, Adolf Eichmann est affecté à Vienne pour organiser l’émigration forcée des Juifs. Puis, en 1939 à Prague.
> Expert de l’«émigration», Eichmann dirige avec zèle, dès la fin 1939, le bureau de l’Office central de sécurité du Reich qui est chargé de l’«évacuation territoriale» des Juifs.
> Secrétaire, en janvier 1942, de la conférence de Wannsee sur la «Solution finale», il devient l’administrateur opérationnel des déportations vers les camps de la mort.
> Arrêté en mai 1945 par les Américains, il s’évade en 1946. Eichmann passe quatre ans en Allemagne comme bûcheron puis éleveur de poulets, avant de fuir vers l’Argentine. Sa famille le rejoint en 1952.
> Enlevé par des agents du Mossad en 1960, Eichmann est jugé en Israël et condamné à la peine de mort. Il est pendu le 31 mai 1962. Ses cendres ont été dispersées en Méditerranée, au-delà des eaux territoriales israéliennes.

 

La chasse aux derniers criminels nazis

L’arrestation, le 18 juillet dernier à Budapest, du criminel de guerre nazi Laszlo Csatary, a rappelé au monde que sept décennies après la Seconde Guerre, la traque aux nazis impliqués dans le génocide des juifs n’est toujours pas terminée.

Agé de 97 ans, l’ancien chef de la police du ghetto juif de Kosice est accusé d’avoir participé à la déportation de 15700 Juifs vers Auschwitz entre 1941 et 1944. Condamné à mort par contumace en 1948 à Kosice, il avait fui au Canada, où il s’était fait passer pour un marchand d’art yougoslave. Repéré en 1995, il était retourné en Hongrie, où il vivait depuis lors en «gentil papy», sous son vrai nom. Désormais assigné à résidence, Laszlo Csatary a plaidé non coupable, prétextant n’avoir fait qu’«obéir aux ordres», selon le procureur de Budapest Tibor Ibolya. L’investigation est toujours en cours.

Bien que considéré comme un «petit poisson» par certains historiens, le Hongrois se trouvait en tête de liste des dix criminels de guerre nazis les plus recherchés par le Centre Simon-Wiesenthal. L’ONG, qui se consacre à la préservation de la mémoire de l'Holocauste, a lancé une opération «Dernière chance» il y a dix ans, pour rechercher les criminels de guerre encore vivants, afin que justice soit rendue. La liste, renouvelée chaque année, ne comprend que des fugitifs identifiés avec leurs adresses, mais non encore arrêtés.

Les survivants, aujourd’hui nonagénaires, se font rares. Selon Efraim Zuroff, directeur du Centre Simon-Wiesenthal de Jérusalem, il n’en resterait plus qu’une trentaine. «Chaque fois que l’un d’eux meurt, je suis terriblement déprimé. Je suis le seul Juif qui prie chaque jour pour qu’ils restent en bonne santé et vivants», a-t-il affirmé au «Nouvel Observateur».

Le temps presse. Le numéro 2 des criminels les plus recherchés sur la liste du Centre Simon-Wiesenthal est décédé en mai. C’était l’Allemand Klaas Carl Faber. Il avait été condamné à la perpétuité pour avoir exécuté des résistants hollandais et des Juifs, mais s’était échappé de prison en 1952. Le numéro 3, Gerhard Sommer, a été impliqué dans le massacre de 560 civils le 12 août 1944 dans le village italien de Sant'Anna di Stazzema. Il a été condamné en son absence à la prison à vie par un tribunal militaire de La Spezia, mais séjourne toujours dans un EMS de Hambourg, en Allemagne.

Le chasseur de nazi Efraim Zuroff ne désespère pas non plus de retrouver la trace de gros bonnets disparus. Comme Alois Brunner, chef du camp de Drancy, exilé en Syrie et qui serait centenaire cette année. Ou Aribert Heim, surnommé «docteur Tod» au camp de Mathausen, peut-être mort au Caire en 1992, mais dont le corps n’a jamais été retrouvé…

Ces dix dernières années, selon le rapport 2011 du Centre Simon-Wiesenthal, au moins 89 anciens criminels de guerre nazis ont été condamnés, principalement aux Etats-Unis et en Italie. L’un des derniers jugements, en mai 2011 à Munich, concerne John Demjanjuk, un gardien ukrainien du camp d'extermination nazi de Sobibor, dans l’actuelle Pologne. Condamné pour participation au meurtre de 27900 Juifs, il est mort en mars dernier, à presque 92 ans... dans une maison de retraite, en Bavière.

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