11/10/2007 lepoint.fr 
 

La « chouette » a-t-elle tué le boucher de Mauthausen ?

 
 

Danny Baz, 55 ans, ex-colonel israélien, raconte dans un livre comment il a participé il y a vingt-cinq ans à la traque et à la capture d'Aribert Heim, l'un des derniers nazis en fuite, au sein de la Chouette, organisation secrète juive américaine. Selon Baz, le « boucher de Mauthausen » a été exécuté en 1982. Pourtant, Heim est aujourd'hui la cible des chasseurs de nazis.

Pour le monde entier, Aribert Heim, le « boucher de Mauthausen », âgé de 93 ans, est bien vivant. La police de Baden-Baden, qui a lancé un mandat d'arrêt international contre lui en 1979, promet toujours une récompense de 130 000 euros en échange d'indices menant à son arrestation. En juillet, le ministère de la Justice autrichien y est allé aussi de sa prime, qui s'élève à 50 000 euros. On l'aurait même aperçu. En 2005, le très sérieux Spiegel le signalait en Espagne, près de Getafe. En 2007, on parle de lui au Chili. Et Efraim Zuroff, qui, depuis Jérusalem, a pris la relève de Simon Wiesenthal dans la chasse aux nazis, s'est rendu récemment en Amérique du Sud sur les traces de Heim, qu'il a placé au deuxième rang de sa liste de l'Opération de la dernière chance, lancée en 2002. Bref, ce médecin SS qui pratiquait d'effroyables « expériences » sur les déportés mobilise encore beaucoup de monde.

Mais toute cette agitation fait sourire Danny Baz. Pour cet ex-colonel de l'armée de l'air israélien, on chasse un fantôme. Il l'affirme et il l'écrit : il a participé à l'opération qui a mené à sa capture puis à son exécution, en 1982. C'est cette traque qu'il décrit dans « Ni oubli ni pardon », à paraître chez Grasset. Un livre qui risque de déclencher une énorme polémique entre les chasseurs d'Aribert Heim et l'homme qui, il y a un quart de siècle, a été de ceux qui l'ont traqué et capturé.

Du mont Hunter, dans le nord-est des Etats-Unis, à l'île d'Orléans, au Canada, d'entraînements paramilitaires en interventions armées sur des lacs ou dans des hôpitaux, Baz, 55 ans, raconte comment la Chouette, organisation financée par des Américains rescapés de la Shoah et rassemblant des anciens de la CIA, du FBI et des marines, tous juifs, a espionné et finalement kidnappé, après dix-huit mois, un homme gardé par quelques sympathisants nazis. Jadis, la traque des nazis a donné lieu à quelques fictions au cinéma : « Le dossier Odessa », « Ces garçons qui venaient du Brésil ». Cette fois, même si l'ouvrage se lit comme un thriller, son auteur jure que chaque fait est vrai. Tout en ayant bien conscience que, pour seule preuve, il ne dispose que de ce récit : « Je sais, je pars avec un handicap. »

Il n'y a personne, ce dimanche matin, dans le petit hôtel de la rue des Saints-Pères, à deux pas de Grasset. Personne, sinon cet homme, cheveux grisonnants, gilet sans manches sur le dos, énorme mallette à la main, qui débarque à Paris après une nuit blanche dans l'avion et qui, d'un ton calme, nous explique pourquoi il a brisé le silence d'une opération gardée secrète depuis vingt-cinq ans. « J'écris pour ma fille. » Certains membres américains de la Chouette, qui craignent les foudres de la justice pour cette exécution évidemment illégale, ont tenté de le dissuader. Baz est passé outre. « J'ai eu l'accord du cerveau de l'opération, "John", un ancien membre important de la CIA. » Pendant deux semaines, Baz est même retourné voir ce « John », qui vit à la frontière canadienne, pour définir les limites du récit. « Il y a 40 % d'exactitudes. Ce qui ne veut pas dire que le reste est faux. Ce sont juste des modifications, pour brouiller les pistes. » Baz, qui voyage sous un autre nom, est prudent : il craint une action des organisations nazies. Pour la sortie du livre, il a écarté toute interview télévisée.

Pure mise en scène ? Pour nous convaincre, Baz sort une kippa. Dessus, cousue en lettres blanches, cette inscription : Ordre des combattants du royaume de David. « C'est la première fois que je la montre à un journaliste. Nous la mettions lors des réunions de la Chouette, qui fut créée après l'entrée aux Etats-Unis de dizaines de milliers d'ex-nazis. » Attestée par les historiens, cette réalité a subi une inflexion en 1977, lorsque Washington fonde l'Osi, chargé de pister les entrées illégales sur le territoire américain. Mais son action trop limitée frustrait ces juifs qui vivaient avec un puissant désir de vengeance. « A cela s'ajoute le camouflet de Mengele, mort libre au Brésil en 1979. Il s'agissait de sauver l'honneur des juifs. » D'où l'action, clandestine et illégale, de la Chouette, qui se serait substituée à la justice américaine. Historiquement, l'explication est donc plausible. Mais Efraim Zuroff, contacté à Jérusalem, dément : « La Chouette est une pure invention. » Baz rétorque en exhibant une revue israélienne, destinée aux familles religieuses, où il est question sur plusieurs pages de la Chouette. « L'article a été repris par toute la presse en Israël. » On y voit d'ailleurs Danny Baz poser devant un hélicoptère. Mais une question surgit. Comment la CIA ou le FBI n'auraient-ils pas eu connaissance d'une opération aussi vaste, menée en partie sur leur territoire ? « A mon avis, ils ont laissé faire », estime Baz, qui ajoute : « "John", qui était chef de département à la CIA, a dû s'occuper des dossiers. »

Mais certains éléments viennent contredire la thèse de Baz, comme une lettre datée de 1986, soit quatre ans après son exécution présumée par la Chouette, que Heim aurait écrite à un ami, et dont Zuroff nous a parlé. « La lettre à Robert Braun ? réagit aussitôt Baz, visiblement au courant du dossier. Elle n'a jamais été authentifiée. Elle n'était pas écrite en bon allemand, elle était truffée de mots espagnols. » Et Baz d'enfoncer le clou contre son « rival » Zuroff : « Je l'avais contacté avant d'écrire le livre. Selon lui, le cas Heim ne me regardait pas. Mais c'est lui qui s'est accaparé la traque des nazis. Avant de raccrocher, je lui ai dit : "Moi, j'ai chassé des nazis, toi, tu chasses des documents." » Bien sûr, Zuroff rejette l'idée même du livre de Baz avec force : « Conneries ! » lâche-t-il au téléphone, avant d'ajouter : « Je serais content de présenter un jour Baz à Aribert Heim. » Même son de cloche chez Hans-Jürgen Schrad, chargé de la traque de Heim à la police criminelle de Stuttgart, mais qui se refuse à toute autre déclaration. « Les Allemands font semblant de chercher Heim, rétorque Baz. C'est politique. Ils font du zèle, car ils ont été accusés de ne rien faire. Heim a tranquillement exercé la médecine à Baden-Baden jusqu'en 1962, date à laquelle il a échappé à une arrestation grâce à des fuites . » Baz va même jusqu'à soupçonner une manipulation de la presse, lorsqu'elle affirme que Heim est vivant. « Des articles mentionnent que des fonds circulent sur un compte à son nom. Mais, tant qu'il n'est pas déclaré mort, sa pension continue à être versée sur son compte de la Berliner Sparkasse, qui a été bloqué. » Michael Kloze, procureur à Baden-Baden, est plus vague : « Il y a bien des mouvements d'argent. Mais nous n'avons pas la preuve que M. Heim ait reçu un seul sou. Et nous ne savons pas s'il vit et où il vit », ajoute Kloze, qui déclare qu'il lira l'ouvrage de Baz dès que possible.

Danny Baz, lui, n'exclut pas de répondre éventuellement aux questions des enquêteurs allemands. « Mais il faudra qu'ils viennent à Paris ou à Jérusalem. Pour moi, l'Allemagne n'existe pas. » En tout cas, l'affaire est lancée et, dans un dernier regard, il cherche à savoir s'il nous a convaincu : « Je ne peux pas vous donner plus de preuves. Il faut que je me protège, moi et mes amis. Ces preuves sont dans un coffre. Je les sortirai avant de mourir. »

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