14.11.08 | 18h33 lemonde.fr
 

L'ancien nazi ukrainien "Ivan le Terrible" pourrait être jugé en Allemagne
Benoît Vitkine

 
 

Vingt ans après avoir été condamné à mort en Israël, puis relâché au bénéfice du doute, l'ancien SS ukrainien "John-Ivan" Demjanjuk pourrait bientôt retourner devant la justice. Paisible retraité des usines Ford de Cleveland, marié et père de trois enfants, John Demjanjuk pourrait à cette occasion redevenir Ivan, le gardien de camp de concentration qu'il fut avant d'émigrer aux Etats-Unis. Et le Centre Simon-Wiesenthal pourrait ainsi effacer de sa liste l'un des dix criminels de guerre les plus recherchés.

Le 10 novembre, Kurt Schrimm, le chef de la cellule d'enquête sur les crimes de guerre nazis, une administration allemande basée à Ludwigsburg, a annoncé avoir bouclé une enquête de six mois et remis ses conclusions au parquet de Munich. M. Schrimm recommande aux juges d'adresser aux Etats-Unis une demande d'extradition qui ouvrirait la voie à un procès de Demjanjuk sur le sol allemand. La procédure pourrait être longue. "Pas moins d'un an", prévient le juriste français André Umansky, même si les Etats-Unis sont aussi désireux de se débarrasser d'un hôte encombrant que l'Allemagne l'est de le juger.

NOUVEAU REBONDISSEMENT

Les hommes de Kurt Schrimm ont exhumé "des centaines de documents et retrouvé plusieurs témoins" en Ukraine, le pays natal de Demjanjuk, mais également en Pologne, où se trouvaient les camps d'extermination dans lesquels il a travaillé, ainsi qu'aux Etats-Unis et en Israël, a expliqué l'enquêteur allemand. "Pour la première fois, nous avons même trouvé des listes comportant les noms des gens que Demjanjuk a personnellement conduits dans les chambres à gaz. Nous n'avons aucun doute sur sa responsabilité dans la mort de plus de vingt-neuf mille juifs", ont expliqué les enquêteurs. Parmi eux, dix-neuf cents juifs allemands, ce qui rend possible la tenue d'un procès en Allemagne. M. Schrimm a été jusqu'à collecter les dates de naissance des victimes. La plus âgée d'entre elles est un Néerlandais de 99 ans ; les plus jeunes, des bébés nés sur le chemin de la déportation et gazés à leur arrivée.

Un procès en Allemagne constituerait un nouveau rebondissement dans le dossier judiciaire déjà bien chargé de l'Ukrainien. Le cas Demjanjuk semblait en effet clos après son passage en Israël à la fin des années 1980. Le feuilleton avait à l'époque défrayé la chronique et inspiré à Philip Roth son Opération Shylock. Demjanjuk avait été extradé vers l'Etat hébreu en 1986, déjà en provenance des Etats-Unis, où il s'était installé en 1952. Sur la base de plusieurs témoignages l'identifiant comme "Ivan le Terrible", l'un des gardiens les plus sanguinaires de Treblinka, il avait été condamné à mort deux ans plus tard pour "crimes contre le peuple juif, crimes contre l'humanité et crimes de guerre". L'accusé a toujours nié être "Ivan le Terrible", expliquant avoir servi dans l'armée soviétique avant d'être fait prisonnier en 1942. Parmi les témoins, cinq affirmaient l'avoir vu trancher les seins de plusieurs femmes et forcer un prisonnier à violer une fillette de 12 ans.

"JE NE VEUX PAS LE VOIR MOURIR LIBRE"

Cinq ans plus tard et à la surprise générale, la Cour suprême d'Israël rendait sa liberté à Demjanjuk. Sur la foi de nouveaux documents en provenance de l'URSS, la Cour estimait que l'identité d'"Ivan le Terrible" ne pouvait être établie avec certitude, ce qui invalidait sa condamnation à mort. Le fameux gardien de Treblinka aurait pu être un autre Ivan : Ivan Martchenko. Les juges ont tenu à préciser que Demjanjuk avait cependant bien participé à la "machine d'extermination nazie", mais à d'autres fonctions. "Les Israéliens ont fait une erreur en concentrant l'accusation sur Treblinka, estime le juriste André Umansky, alors même que Demjanjuk a servi dans d'autres camps, comme Sobibor ou Majdanek."

C'est donc sur le camp de Sobibor que les enquêteurs allemands ont orienté leurs investigations. Sur les deux cent cinquante mille juifs qui sont passés par ce camp installé sur le sol polonais, une centaine seulement en sont ressortis vivants. Parmi les documents retrouvés par l'équipe de Kurt Schrimm, la carte de service de l'Ukrainien, qui atteste de son passage à Sobibor, de mars à la mi-septembre 1943. Durant ses heures de service pendant cette période, vingt-neuf mille juifs ont été tués.

"LE TEMPS PRESSE"

S'il est jugé en Allemagne, Demjanjuk encourt la prison à perpétuité. Il aura à répondre de l'accusation de "meurtres aggravés" et/ou de "participation à des meurtres aggravés". Efraïm Zuroff, qui dirige l'opération "dernière chance" pour le Centre Simon-Wiesenthal, a utilisé tout le prestige de son organisation pour pousser la partie allemande à agir. "Les Ukrainiens n'ont jamais voulu juger un seul de leurs ressortissants pour des faits commis pendant la seconde guerre mondiale. Quant aux Polonais, ils nous expliquaient ne pas disposer de suffisamment de preuves. Un procès en Allemagne était la dernière solution", raconte ce chasseur de nazis. Dans ce cas comme dans tous les autres, "le temps presse", estime-t-il. "Les derniers criminels survivants ont plus de 80 ans. Demjanjuk en a 88 et son fils assure qu'il est malade. C'est peut-être vrai, c'est peut-être faux. Mais je ne veux pas le voir mourir libre."

Le grand âge des derniers tortionnaires vivants explique aussi que la majorité d'entre eux sont des seconds couteaux de la machine nazie. Ce qui rend pessimiste Serge Klarsfeld, président de l'Association des fils et filles de déportés juifs de France, sur l'issue d'un éventuel procès. "Il est difficile de condamner quelqu'un qui a été un simple gardien. Moi-même, je n'ai jamais engagé de procès contre un individu dont la signature n'apparaît nulle part", explique M. Klarsfeld, qui rappelle que des juifs français arrivés de Drancy à Sobibor par les convois 51, 52 et 53 sont sans doute passés entre les mains de Demjanjuk. "C'est malheureux, mais la justice est ainsi faite."

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