A 89 ans,
John Demjanjuk est accusé d'avoir participé au
meurtre de milliers de juifs, lors de la Seconde
Guerre mondiale.
La preuve principale de l'accusation allemande
tient en une carte de garde affecté au camp de
Sobibor délivrée par les SS. Le SS-Ausweis numéro
1.393 établi au nom d'Iwan Demjanjuk porte une
photographie dont la ressemblance avec l'accusé
est manifeste. Confondu par la justice israélienne
avec «Ivan le terrible», qui avait sévi à Treblinka
- un autre camp d'extermination polonais situé
à 200 km de Sobibor -, John «Iwan» Demjanjuk
avait été condamné à mort en 1988. Il fut sauvé
par l'effondrement de l'Union soviétique, dont
les archives venaient de livrer de nouveaux documents
permettant de certifier la véritable identité
d'«Ivan le terrible», qui avait prêté main-forte
à l'extermination de 800.000 Juifs : un certain
Iwan Martschenko.
En 1993, la Cour suprême israélienne libère Demjanjuk. Mais il est toujours soupçonné
d'avoir participé à des crimes nazis. Il retourne
vivre aux États-Unis, où il avait été accueilli
en 1952 parce qu'il s'était présenté comme un
déplacé de la guerre d'origine ukrainienne, victime
des nazis. Avant d'être déchu de sa nationalité
en 1986, puis expulsé vers Israël, il avait décroché
un job chez Ford à Cleveland, accédant au rêve
américain dans les années 1970 en achetant sa
maison dans la banlieue de Seven Hills. En 2006,
l'OSI (Office of Special Investigation, l'organisme
chargé de traquer les criminels nazis aux États-Unis)
déclenche une nouvelle procédure contre lui,
pour le déchoir de sa nationalité. Les États-Unis
refusent d'être un havre pour anciens criminels
nazis.
En Allemagne, Thomas Walther, un enquêteur qui approche de la retraite, vient
d'obtenir son transfert au Centre d'investigation
des crimes nazis de Ludwigsburg. Début 2008,
il traque une gardienne du camp de Ravensbrück
lorsqu'il tombe sur le nom de Demjanjuk. «J'étais
sidéré, raconte Walther, âgé de 66 ans. Je voulais
absolument savoir ce que lui reprochaient les
Américains, savoir quelles preuves ils avaient.»
Il découvre que Demjanjuk n'a pas tué à Treblinka,
mais bien à Sobibor. Le faisceau d'indices est
suffisamment solide. Walther creuse dans les
archives à Coblence, Jérusalem et Washington.
Il recoupe les preuves, remplit dix-sept classeurs
de documents. Il cherche une réponse à la question
: Demjanjuk, victime ou bourreau ? Ou les deux
?
Né en 1920
dans la province de Kiev en Ukraine, John «Iwan»
Demjanjuk s'est toujours présenté comme une victime
de l'Allemagne nazie. Depuis des décennies, il
raconte avoir été détenu dans le camp de prisonniers
de Chelm en Pologne après avoir été capturé par
la Wehrmacht. Avant d'être transféré dans le
sud de l'Allemagne pour travaux forcés.
Culpabilité par association
Les documents
exhumés et compilés par Thomas Walther racontent
une autre histoire. En 1941, lorsque la Wehrmacht
envahit l'Union soviétique, Demjanjuk est enrôlé
dans l'Armée rouge. Il est blessé au dos, soigné
puis renvoyé sur le front, où il est capturé
par les Allemands en mai 1942. Dans les camps
de prisonniers, les Soviétiques sont décimés
par la faim et le typhus. Les SS recrutent 4.000
à 5.000 «volontaires», pour un entraînement spécial
dont ces derniers ne connaissent pas le but.
Mais on leur offre une chance de survivre, des
repas et un salaire. D'après le parquet de Munich,
Demjanjuk serait l'un de ceux-là. Il est alors
âgé de 22 ans. Il est envoyé à Trawniki, où il
reçoit sa formation d'auxiliaire des SS. Les
«trawniki» s'imposent rapidement comme une pièce
indispensable de la machine d'extermination des
Juifs. Les SS louent leur «brutalité inimaginable».
Travail de mémoire
À Sobibor,
une centaine de gardes soviétiques «trawniki»
épaulent les trente SS affectés au camp, pour
exterminer 250.000 Juifs. Dès leur descente du
train, les déportés sont triés, déshabillés et
conduits dans les chambres à gaz sous prétexte
de prendre une douche. Le nom de Demjanjuk apparaît
à la trentième position sur une liste de «trawniki»
transférés à Sobibor. À ses côtés, Ignat Danilchenko,
condamné après la guerre à vingt-cinq ans de
détention pour crimes nazis en URSS. Au cours
de son procès, Danilchenko, décédé en 1985, dit
avoir connu Demjanjuk «en mars 1943 dans le camp
d'extermination de Sobibor, où il était garde
SS». Selon Danilchenko, Demjanjuk, un garçon
costaud et brutal, était armé d'un fusil et se
chargeait de «pousser les récalcitrants dans
les chambres à gaz».
Pour le parquet
de Munich, il ne s'agit pas de démontrer que
Demjanjuk a tué de ses propres mains. L'accusation
veut tenter d'obtenir une reconnaissance de culpabilité
par seule association : Demjanjuk a été garde
à Sobibor de mars à septembre 1943, période pendant
laquelle 29.587 Juifs ont été gazés, il a donc
participé à cette extermination. Demjanjuk n'était
plus une victime. Il avait le choix. Il aurait
pu arracher son uniforme et s'enfuir. Il ne risquait
que des coups de bâton.
Demjanjuk
encourt la réclusion à perpétuité. «Depuis que
nous considérons Aribert Heim et Aloïs Brunner
comme morts, Demjanjuk est à la première place
de notre liste des criminels nazis. Il mérite
la perpétuité», dit le chasseur de nazis Ephraïm
Zuroff.
Ses avocats
affirment que le SS-Ausweis est un faux, fabriqué
par les Soviétiques. La photographie a été recollée.
Mais les experts américains, israéliens et allemands,
l'ont authentifié. Si Demjanjuk tient jusqu'à
la fin du procès et s'il est condamné, sa peine
se réduira à la durée de son espérance de vie…
quelques mois, quelques années au mieux. Pour
Étienne François, professeur d'histoire à la
Technische Universität de Berlin, l'essentiel
n'est pas là. «Les crimes contre l'humanité sont
imprescriptibles en Allemagne, rappelle-t-il.
Il s'agit de montrer que les responsables peuvent
être poursuivis jusqu'à leur mort, qu'il existe
des responsabilités individuelles et pas seulement
une culpabilité collective. En Allemagne, chaque
génération doit faire un travail de mémoire.
Ces procès sont utiles pour permettre aux nouvelles
générations de se positionner vis-à-vis des crimes
nazis. Les témoignages des derniers survivants
de la Shoah contribuent à faire la lumière sur
cette horreur absolue, qui reste incompréhensible.»
lefigaro.fr
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