Au moment où cet
article paraît dans le magazine Shalom, il se peut fort bien
que le dossier le plus complexe de l'histoire judiciaire des criminels
de guerre nazis trouve enfin un épilogue où justice
sera faite. En effet, le procès d'Ivan Demjanjuk, le garde
ukrainien et auxiliaire des nazis, devrait commencer devant un tribunal
de Munich au cours de l'automne 2009; on peut espérer qu'il
mettra un point final à une saga judiciaire qui se prolonge
depuis plus de 30 ans, jalonnée de revers et de rebondissements.
En dépit des nombreux procès qui se sont déroulés
dans plusieurs continents, il n'y a pas eu jusqu'ici de verdict univoque
suivi d'un châtiment approprié.
L'affaire Demjanjuk commence au milieu des années 1970, quand
Michael Hanusiak, journaliste américain d'origine ukrainienne,
rentre d'un voyage à Kiev avec une liste de collaborateurs ukrainiens
nazis qui ont gagné les États-Unis après la Seconde
Guerre mondiale. Le nom de Demjanjuk figure sur cette liste, accompagné de
la référence «Sobibor», un des trois camps
d'extermination en Pologne choisis pour exécuter la fameuse
Opération Reinhardt. Cette opération prévoyait
l'extermination du Judaïsme polonais et portait le nom du directeur
Reinhardt Heydrich, qui présidait le bureau principal de la
sécurité du Reich.
Sa présence sur la liste est suffisante pour déclencher
une enquête sur Demjanjuk aux États-Unis, une des premières
du genre dans ce pays. En effet, ce n'est qu'au milieu des années
1970 que l'administration américaine découvre la présence
d'anciens nazis sur son territoire: parmi les centaines de milliers
de réfugiés d'Europe de l'Est ayant reçu l'asile
aux États-Unis dans les années 1948-1952 se sont infiltrés
de nombreux criminels de guerre et collaborateurs nazis. Toutefois,
la loi américaine ne permet pas de juger ces personnes aux États-Unis,
parce que leurs crimes n'ont pas été commis sur son territoire
et que les victimes n'étaient pas des citoyens américains.
Ne pouvant se résoudre à simplement ignorer leur présence,
l'administration décide de poursuivre ces criminels pour violation
des lois sur l'immigration et sur la citoyenneté (la plupart
des immigrants ont obtenu la citoyenneté américaine);
ils ont en effet menti en déposant la demande et dissimulé leur
passé au service des nazis pendant la Seconde Guerre mondiale.
En pénétrant sur le sol américain, tout immigrant
a d? répondre à ces questions: «Avez-vous combattu
contre les Alliés ? Avez-vous été membre d'un
groupe ayant persécuté des personnes en raison de leur
race, de leur religion ou de leur origine ethnique ?» Il est évident
que pour la majorité des criminels de guerre nazis ayant fui
l'Europe, la réponse aux deux questions est positive. De telles
violations sont sanctionnées par la perte de la citoyenneté,
suivie de l'expulsion. Dans le cas d'une demande d'extradition soumise
par un autre pays, la procédure d'extradition a priorité sur
l'expulsion.
L'enquête sur Demjanjuk porte initialement sur ses activités
comme garde à Sobibor mais elle prend un tournant inattendu
lors d'interviews de survivants du camp d'extermination de Treblinka.
Interrogés au sujet d'un garde ukrainien du nom de Feodor Federenko,
plusieurs de ces survivants reconnaissent en Demjanjuk «Ivan
Grozny», soit Ivan le Terrible, un des deux auxiliaires d'Europe
de l'Est préposés au fonctionnement de la chambre à gaz à Treblinka
et connus pour leur cruauté. Ironie du sort, la photographie
de Demjanjuk a été montrée aux témoins
par pur hasard, mais le fait d'avoir été identifié comme
le tortionnaire de la chambre à gaz modifie bien s?r le cours
de l'enquête sur sa personne.
Pour comprendre comment cela s'est produit, il faut connaître
le processus utilisé par le Bureau des investigations spéciales
(OSI) des États-Unis pour identifier les criminels de guerre
nazis. Au lieu d'une séance d'identification classique, le Bureau étalait
devant les témoins une série d'une dizaine de photographies
et leur demandait d'identifier les personnes connues. Les règles
de l'OSI exigeaient que toutes les photos soumises à l'examen
des survivants soient celles d'individus de la même nationalité et
du même âge environ que le suspect et qu'elles aient été prises
durant la Seconde Guerre mondiale ou tout de suite après. Par
conséquent, l'ensemble des photographies exposées aux
témoins dans l'enquête sur Federenko devaient présenter
des Ukrainiens. Celle de Demjanjuk était en possession du département
de la Justice et répondait à tous les critères.
Plusieurs des survivants de Treblinka identifient Federenko mais, à la
grande surprise des enquêteurs, plusieurs reconnaissent aussi
Ivan le Terrible sur la photo représentant Demjanjuk. Cette
découverte modifie le cours de l'enquête et les accusations
contre Demjanjuk portent désormais sur ses activités à Treblinka
et non plus sur celles de son service à Sobibor.
Reconnu coupable au cours du premier procès à Cleveland
en 1981, Demjanjuk est déchu de la nationalité américaine.
Le juge entérine son identification comme Ivan le Terrible de
Treblinka, identification qui repose uniquement sur le témoignage
des survivants du camp. Aussitôt, l'OSI entame la procédure
d'expulsion des États-Unis. Cependant, devant l'énormité des
charges pesant contre Demjanjuk (Ivan le Terrible a personnellement
participé au meurtre de plusieurs centaines de milliers de Juifs
!), les autorités américaines souhaitent s'assurer qu'il
sera jugé pour ses crimes. Aux États-Unis, l'expulsion
est la peine maximum et elle a déjà été obtenue.
C'est ainsi que surgit l'éventualité d'une extradition
afin qu'il soit jugé devant un tribunal en Israël.
La décision de requérir l'extradition n'est pas aussi
simple qu'il apparaît et soulève certaines réserves
en Israël, qui jusqu'ici n'a jugé qu'un seul criminel de
guerre nazi dans toute son histoire (Adolf Eichmann, condamné à mort
et exécuté). Mais les graves crimes attribués à Ivan
le Terrible, l'impossibilité de le juger aux États-Unis
et le fait que les témoins-clés de l'identification soient
israéliens, tout cela finit par convaincre Israël de demander
l'extradition de Demjanjuk en 1986.
Deux ans plus tard, à l'issue d'un procès qui a attiré un
immense public en Israël et suscité un intérêt
mondial, il est reconnu coupable par le Tribunal de district de Jérusalem,
devant une cour composée de trois juges qui le condamnent à mort
par pendaison.
Contrairement aux nombreux autres procès de criminels de guerre
nazis, le principal objectif du ministère public consiste à démontrer
que Demjanjuk et Ivan le Terrible ne forment qu'une seule et même
personne, ce qu'il continue à nier, et non de prouver la véracité des
crimes, sur lesquels il n'y a point de doute. La preuve la plus solide
avancée par l'accusation pour établir la présence
de Demjanjuk à Treblinka repose sur le témoignage de
plusieurs survivants du camp: ils ont reconnu en Demjanjuk l'Ukrainien
sadique qui opérait la chambre à gaz à Treblinka.
Mais il n'y a pas le moindre document prouvant qu'un garde nommé Ivan
Demjanjuk était employé dans le camp.
Bien que le service au camp de Sobibor soit inclus dans l'acte d'accusation
israélien, cet épisode ne soulève que très
peu d'attention. Là encore, les preuves reposent uniquement
sur une carte d'identité du camp d'entraînement de Trawniki,
délivrée à Demjanjuk par les SS et révélant
clairement qu'à l'issue de sa période de formation à Trawniki,
il a été envoyé au camp de Sobibor pour y faire
son service. Sur la carte d'identité figurent une description
physionomique de Demjanjuk, sa photographie et sa signature.
Pour sa défense, Demjanjuk nie avoir été à Treblinka,
affirmant qu'il a passé la plus grande partie de la guerre dans
un camp allemand pour prisonniers de guerre à Chelm en Pologne,
après avoir été capturé par la Wehrmacht.
Cette allégation est toutefois réfutée sans équivoque
par le procureur du ministère public, Michael Shaked.
En Israël, toute condamnation à mort entraîne automatiquement
le recours devant une instance supérieure. Dans le cas de Demjanjuk,
ce recours se solde par un résultat inattendu. Pendant la procédure
judiciaire devant la Cour suprême, de nouveaux éléments
apparaissent qui jettent un doute sérieux sur la question de
l'identité: Demjanjuk est-il vraiment Ivan Grozny ? D'après
le témoignage de trente gardiens de Treblinka, jugés
et exécutés en Ukraine pour les crimes perpétrés
dans ce camp, l'opérateur de la chambre à gaz était
un dénommé Ivan Marchenko et il avait une cicatrice fort
visible sur la joue, signe distinctif dont Demjanjuk est clairement
dépourvu.
A la lumière de ces faits, la norme de la preuve hors de tout
doute raisonnable ne peut plus être appliquée au verdict
prononcé par le Tribunal de district. Par conséquent,
la Cour suprême israélienne prononce l'acquittement de
Demjanjuk pour son inculpation en tant qu'Ivan le Terrible tout en
le condamnant pour adhésion à une organisation nazie,
délit passible de sept ans de prison. Or il a déjà fait
sept ans de prison. Bien que les juges soient intimement persuadés
que l'accusé a participé à la Solution finale,
ils ordonnent son expulsion. Avant sa mise en pratique, plusieurs organismes,
dont le Centre Simon Wiesenthal, contestent l'acquittement et demandent
que Demjanjuk soit jugé une nouvelle fois pour son rôle à Sobibor,
requêtes rejetées en fin de compte par la Cour suprême
d'Israël.
En 1993, Demjanjuk rentre aux États-Unis, où il réussit
au bout de deux ans à retrouver la citoyenneté américaine:
ses avocats ont prouvé qu'un document susceptible de contribuer à la
défense n'a jamais été mis à leur disposition.
En dépit de cette victoire, il faut faire remarquer à l'honneur
de l'OSI qu'il ne renonce pas et en 1991, le Bureau dépose une
plainte civile contre Demjanjuk pour violation des lois sur l'immigration,
qui repose cette fois sur ses activités à Sobibor. En
2002, Demjanjuk est une fois de plus déchu de sa nationalité américaine
et les autorités émettent un ordre d'expulsion. Toutefois,
cette expulsion ne se produit qu'en mai 2009, après épuisement
de tous les recours judiciaires, ouvrant la voie à l'extradition
en Allemagne. C'est là que Demjanjuk attend d'être traduit
en justice pour son rôle dans l'extermination de 29.000 Juifs
tués à Sobibor de mars à septembre 1943, alors
qu'il y était un garde armé au service des nazis. Après
tant d'années, justice sera peut-être enfin rendue.
shalom-magazine.com
|